Depuis onze mois que le pouvoir royal des neuf nobles s’est installé sur le trône, les routes nationales reliant la zone métropolitaine de Port-au-Prince sont devenues des couloirs de la mort, militairement occupés aux points névralgiques par des gangs-milices dûment établis. À ce jour, aucun dirigeant haïtien n’a osé s’aventurer sur ces axes funestes, préférant sans doute ne pas tester leur propre politique de « résilience ». En conséquence, un couloir aérien sécurisé a été aménagé, garantissant aux hautes personnalités du pays un service VIP au-dessus du chaos, tandis que la plèbe, elle, contemple le spectacle depuis les bas-fonds.
Surprise générale, ce 16 mars 2025, à l’aéroport international du Cap-Haïtien ! Dans cet espace exigu, reflet criant de la petitesse de la vision de nos dirigeants, un haut dignitaire fait une entrée aussi discrète qu’ironique : il débarque d’un vol « humanitaire » affrété par un hélicoptère de l’ONU et pose les pieds sur le tarmac. C’est lui, le roi Alphonse Ier en personne ! L’ancienne capitale touristique et historique du pays, connue pour son hospitalité, croyait qu’elle aurait l’honneur d’accueillir en grande pompe le nouveau maître du royaume. Il n’en fut rien. Seule une poignée de privilégiés a eu droit à cette apparition furtive, tandis que des partisans conditionnés, qui scandaient encore avec exaltation « Vive le roi ! » dix jours plus tôt, sont restés à distance, murés dans un espoir naïf. Si loin qu’ils n’ont même pas eu la chance d’entrevoir l’ombre du monarque Alphonse Ier.
Faute de temps ou peut-être d’intérêt, la presse n’a même pas été convoquée pour orchestrer la propagande habituelle autour de la sainte trilogie qui ouvre grand le boulevard des transactions économiques juteuses : budget de guerre, référendum garantissant les intérêts de l’Internationale – l’ambassade américaine en tête – et élections-sélections sous format OEA. Un cocktail explosif, contesté par les princes et barons les plus influents du royaume, trop occupés à négocier leurs propres parts du festin.
Mais peu importent ces querelles de cour ! Car l’objectif du déplacement royal, destination Fort-Liberté, n’avait rien à voir avec ces broutilles administratives. Il s’agissait avant tout d’assister à la fête patronale de Saint-Joseph, rebaptisée pour l’occasion par Sa Majesté Carnaval des Fleurs – un choix d’une logique implacable dans un pays où le pouvoir se résume à un interminable défilé de masques et de tromperies.
Rien de surprenant, après tout ! Gouverner, dans cette république fantoche, consiste d’abord à jouir gracieusement des privilèges attachés (et même détachés) à la fonction, à se lamenter bruyamment pour mieux fuir toute responsabilité et à proposer des solutions aussi farfelues qu’inefficaces. Mais ce passage du roi, aussi furtif fût-il, a provoqué un véritable branle-bas de combat ! À peine la rumeur de son itinéraire s’était-elle répandue que, par un miracle digne des plus grands mystères du gouvernement, les hauts fonctionnaires de la ville ont soudainement émergé de leur torpeur administrative.
Les balais – d’ordinaire en grève, disparus ou peut-être séquestrés par une mafia de la propreté – ont refait surface et se sont mis à frotter le bitume avec un zèle aussi inhabituel que suspect. Les ordures, amassées avec patience depuis des mois, ont été prestement évacuées, comme par enchantement. Quant aux rues défoncées ? Elles n’ont évidemment pas été réparées ; il ne faut pas rêver ! Mais Madeline, ce quartier stratégique proche de l’aéroport, a eu droit à un saupoudrage express, histoire de masquer la misère sans trop se fatiguer. Il ne fallait tout de même pas trop en demander !
L’essentiel était assuré : le cortège royal pouvait rouler sans encombre sur la route du festival, dans une illusion de normalité soigneusement orchestrée. Après tout, gouverner, c’est aussi maîtriser l’art du trompe-l’œil !
Ce triste spectacle ne fait que confirmer une vérité que tout Haïtien connaît trop bien : ce pays dispose des moyens, mais ceux-ci ne sont mobilisés que pour le spectacle des puissants, jamais pour satisfaire les besoins du peuple. Le Cap-Haïtien ? Un dépotoir à ciel ouvert, un cimetière d’infrastructures oubliées, où les éboueurs en grève silencieuse – faute de salaires impayés depuis des mois – se contentent de regarder, impuissants, les montagnes de déchets s’accumuler au fil du vent et des averses.
Et pourtant, comme par magie, en une seule nuit, dès qu’un « roi » daigne fouler le sol de son royaume, les rues se purifient, les immondices disparaissent, et les trottoirs retrouvent un semblant de dignité. Un miracle logistique, une efficacité administrative qu’on pensait reléguée aux oubliettes… mais non ! On l’avait déjà vu lors de la dernière visite du « roi républicain ». Quelle ironie ! Quand il s’agit de faire briller en public ses invités de marque, le gouvernement excelle. Pour le reste, qu’il pleuve des ordures et que les citoyens se battent pour un peu d’air. Tant que l’illusion demeure intacte.
Pendant que la ville se noie dans la crasse, que la population suffoque sous les détritus et la misère, les dirigeants, eux, dansent et festoient sans vergogne. Fritz Alphonse Jean, l’économiste-théoricien du fameux budget de guerre, entouré d’une délégation pléthorique digne d’un grand souverain, trouve le temps de parader en grande pompe. Tout cela, pendant que les gangs-milices se chargent de retirer aux citoyens leur droit à la vie dans la zone métropolitaine. Le fameux budget de guerre, farouchement défendu, finance les festivités de la corruption et de la guerre ; mais cette fois, c’est contre le peuple haïtien.
Au Cap-Haïtien, comme partout ailleurs, les citoyens sont abandonnés, relégués à leur destin de souffrance, sauf lorsque l’environnement immédiat menace de froisser la rétine d’un dignitaire en passage éclair. Car, dans cette république absurde, tout ce qui compte, c’est l’apparence.
Et les fonctionnaires dans tout cela ? Ces fameux serviteurs des maîtres du moment, censés travailler pour le bien du peuple, se transforment en musiciens de palais, ajustant leur mélodie aux caprices du chef en place. La question n’est pas de servir le pays, mais de servir les intérêts de ceux qui détiennent le pouvoir, dont ils espèrent obtenir une faveur, aussi petite soit-elle. Cette servilité institutionnalisée, cette obsession maladive de plaire au chef du moment, ce mépris constant pour la population sont les véritables gangrènes de la gouvernance haïtienne. Pourtant, ce sont deux compétences essentielles pour quiconque désire briguer une fonction juteuse. Les fidèles employés s’y accommodent parfaitement, acceptant sans broncher ce rôle de figurants dans une comédie qui n’a de république que le nom.
Le plus cocasse dans cette histoire, c’est que cette mise en scène ne trompe personne. Mais qu’à cela ne tienne, le roi, obsédé par la jouissance des privilèges, fait son show. Les citoyens, eux, savent que, dès le lendemain du passage de Fritz Alphonse Jean, les ordures reprendront leurs droits, les rues redeviendront impraticables et la ville replongera dans son chaos quotidien.
Grand Pré, 18 mars 2025
Hugue CÉLESTIN
Membre de :
Federasyon Mouvman Demokratik Katye Moren (FEMODEK)
Efò Solidarite pou Konstriksyon Altènativ Nasyonal Popilè (ESKANP)