L’article 93 de la Constitution de la République confère à la Chambre des Députés la prérogative de mettre en accusation le Président de la République comme tous les autres grands commis de l’État. Donc contrairement à la perception populaire, la séance spéciale de mise en accusation du Président de la République, Son Excellence Monsieur Jovenel Moïse, tenue le 7 août dernier n’est pas un fait insolite mais un exercice démocratique, un acte parlementaire. Si nous considérons les événements qui ont précédé la tenue de cette séance qui se veut historique, nous constaterons de tout ce qui constitue la crise multidimensionnelle et permanente dans laquelle évolue le pays depuis plus de trois décennies que le débat politique est réduit à une simple rivalité entre deux groupes d’individus de deux pouvoirs de l’État qui disputent la magistrature suprême de l’État et cet exercice démocratique à la simple expression d’une mise en scène politicienne.
Dommage que jusqu’à présent, malgré les conditions constitutionnelles établissant la possibilité de mettre en accusation le Président de la République, il n’existe aucune loi définissant la procédure de cet acte parlementaire. Mais, selon l’esprit de cette prévision constitutionnelle, mettre en accusation le Président de la République exigerait naturellement, vu que l’Assemblée des députés est éminemment politique, un débat contradictoire entre les députés proches du pouvoir et ceux de l’opposition. Lequel débat devrait être porté sur toutes les questions relatives aux points qui devront constituer l’acte d’accusation. À l’issue des débats, 2/3 des membres de la Chambre devront voter pour que la mise en accusation soit effective.
Dans le cas du Président Jovenel Moise, la situation est particulière. En effet, ce Président a dû faire face à une opposition bien avant même son élection. Ses pairs, les autres candidats, n’avaient jamais voulu le reconnaitre en tant que candidat au même titre qu’eux. Ce ne serait qu’au terme des élections reprises trois fois consécutives qu’il allait être élu. Et même après la proclamation officielle des résultats de ces élections, un de ses compétiteurs, aujourd’hui chef de file de l’opposition jurait sur ses entrailles qu’il préférait réduire en cendre le pays que de laisser installer Jovenel Moïse au Palais National. Aussi, de 2016, l’année de l’installation de M. Moïse à la tête du pays à aujourd’hui 2019 soit trois années durant, il fait objet de toute sorte d’accusations soldées à des manifestations on ne peut plus violentes exigeant sa démission du pouvoir.
Il faut reconnaitre aussi que durant son mandat, la situation socio politique et économique du pays s’est nettement détériorée. Le dollar américain s’achète à près de 100 gourdes. On se demande est-ce que la situation pouvait être différente dans ce climat de violence et d’instabilité permanente. Cela n’empêche que du côté de l’opposition, les résultats escomptés ne sont pas produits, le Président résiste. N’ayant pas cédé aux multiples déceptions, l’opposition a dû changer de stratégie, sa branche institutionnelle s’est chargée du projet d’évincer le Président.
Aussi, un groupe de députés entreprend-il la démarche ardue de mettre en accusation le Président de la République. Au bout de quelques mois, ce 7 août 2019 la séance a débuté. On ne retient rien de la tenue de cette séance suspendue à une date ultérieure que cette errance du Député de Plaine du Nord et de Millot, Claude Lesly Pierre, sur la nationalité du philosophe Socrate. Mais les quelques citoyens avisés comprennent que cette séance de mise en accusation serait plutôt une mise en scène. En effet, il est évident que le Président de la République a le contrôle de la majorité à la Chambre, ce qui est dans toute démocratie recherché, puisque pour gouverner il est indispensable que le Président dégage une majorité au Parlement. D’un autre côté, il semblerait que les députés portant le projet de la mise en accusation du Président de la République ne disposent pas assez de preuves pour étayer leur sujet d’accusation, jointe avec le défaut d’une loi établissant la procédure de la mise en accusation.
Dans un pareil cas, l’opposition dans toute sa composante risque d’essuyer un échec capital tout en renforçant le Président de la République pour poursuivre jusqu’à la fin son quinquennat.
Contrairement à ce que voudrait l’homme de la rue, le fait de mettre en accusation le Président de la République ne signifie nullement qu’il soit coupable. Le Sénat de la République, selon ses attributions, va devoir s’ériger en Haute Cour de justice pour procéder à un procès où les accusateurs auront à soutenir leur accusation et où le Président de la République aura à se défendre. Là, il faut questionner la bonne foi et l’intelligence de ces députés qui, à travers toutes les difficultés que confronte le pays, en lieu et place de prendre les décisions visant à les résoudre, se sont jetés dans une entreprise à pure perte contre un Président de la République qui n’a point un mandat illimité mais de cinq ans dont trois années en sont déjà écoulées.
N’excluant la probabilité que le Président soit mis en accusation, que le procès ait lieu, qu »il soit reconnu coupable et qu’il soit destitué, honnêtement il faut se demander qui le remplacerait au Palais National, pour combien de temps, pour quoi faire et aux avantages de qui?
Malheureusement après plus de 215 ans d’indépendance, la nation n’a pas trop grandi. Se référant à l’histoire, si les générations qui ont succédé la nôtre jusqu’en 1986 avaient assumé une certaine responsabilité envers la patrie commune, il ne pouvait exister une génération aussi indolente, aussi laxiste, aussi irresponsable que la nôtre. Et c’est ce qui explique depuis plus de trois décennies que le pays patauge dans une crise multidimensionnelle et, au lieu de prendre les dispositions qui s’imposent pour trouver une issue favorable à cette crise, la génération est divisée entre le camp du pouvoir et celui d’une opposition traditionnelle qui constituent la classe politique haïtienne qui ne propose rien à la Nation.
Selon des analystes politiques, le pouvoir en place et l’opposition traditionnelle constituent deux verres de poison pour Haïti. Aussi espèrent-ils que la mise en scène de ce mercredi 7 août 2019 soit la dernière goutte qui renversera le verre le plus rempli pour qu’un élément conjoncturel de la crise structurelle puisse s’adresser: le contrôle du Palais National. Mais à quel prix? En effet, après l’épuisement de cette question de mise en accusation ou de mise en scène, le Président sortira la tête baissée ou renforcée, selon qu’il n’a jamais été pour accomplir son mandat.
Mais ce n’est pas pour demain la veille que nous atteindrons ce point, car, tout porte à croire que l’opposition et le pouvoir s’entendent tacitement pour gagner du temps nécessaire comme étant des alliés pour défendre chacun de son côté ses intérêts tout en se foutant de la misère, de la crasse, de la faim, de l’insécurité qui constituent la condition dans laquelle le peuple vit.
Dommage que la jeunesse d’aujourd’hui s’est livrée à la débauche, à la drogue et se laisse piégée par des discours vains, sinon sensationnels, sentimentaux tenus par des politiciens. Ils ont perdu le sens des obligations face à la société.
Espérons que cette jeunesse se ravise et que l’université, l’église, les organisations de la société civile dont les organisations de défense des droits humains, les partis politiques, les pouvoirs de l’État puissent s’entendre et définir un espace où engager la Nation dans un dialogue franc et sincère indispensable à la reconstruction d’Haïti. Sans cette formule, nous continuerons à tourner autour du pot tandis que le pays s’achemine vers l’abîme.
Sem Lapaix
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