Le plan B de la communauté internationale viserait-t-il l’élimination des élites dominantes haïtiennes? Sinon comment donc expliquer qu’Haïti soit, avec la complicité d’éléments issus des différentes élites haïtiennes, sur le point d’avoir, une troisième fois, des forces étrangères sur son sol en moins de trois décennies?
Devenues le remède favori de nos politiciens, ces interventions militaires étrangères témoignent de l’incapacité de nos élites dirigeantes d’évoluer dans une société où prévalent les règles fondamentales de l’État de droit, c’est-à-dire le respect des droits fondamentaux de la personne humaine et la bonne gouvernance, donc un État de droit démocratique, comme l’a théorisé Heidegger.
Ce problème récurrent de refus du droit et de mauvaise gouvernance découle d’un manque d’éducation – ou l’absence d’éducation – des classes dominantes. Le suprême défi est de faire entrer nos élites dans le moule démocratique. La démocratie repose sur l’égalité des droits, de la dignité de la personne humaine et des mandats de légitimité constitutionnelle. Or, chez nous, on ne respecte pas ce principe : l’ancien Premier ministre Dr Ariel Henry a exercé la totalité du pouvoir exécutif pendant trente et un (31) mois sans être chapeauté par la présidence, devenant un monstre bicéphale!
Cette situation qui n’émanait pas de sa volonté, l’avait conduit tout de même à diriger un gouvernement qui n’était responsable que devant lui-même. Ce souci constant de la pondération et de la modération du pouvoir, travail difficilement accouché par des philosophes pendant des siècles, n’a pas été malheureusement pris en compte avec la création du Conseil présidentiel de transition. Pourtant, nos constituants de 1987, plus avisés, ont prévu la mise en place d’un système dont sont justiciables les détenteurs du Pouvoir d’État et de telles dispositions obéissent à plusieurs principes, comme ceux de l’État de droit selon lesquels les gouvernants doivent se soumettre à la loi au même titre que les gouvernés.
Ariel Henry retenu aux États-Unis suite à un coup de force de la communauté internationale, un Conseil présidentiel de transition (CPT) est né. Il n’a pas de base légale et constitutionnelle et résulte d’un mélange explosif et infernal d’ennemis jurés de la démocratie libérale. En prêtant serment sur la constitution de 1987, cette nouvelle instance de facto humilie sans peut-être s’en rendre compte la fonction présidentielle. La prestation de serment, envisagée dans le cadre du principe de l’ alternance politique, est réservée uniquement aux détenteurs des pouvoirs publics et locaux élus ou désignés selon les prescrits constitutionnels et les lois de la république.
Les hommes politiques et les organisations de la société civile rusent avec la Constitution. Nul n’a le droit de s’autoproclamer de cette manière souverain de la république. En Haïti, on célèbre les transitions forcées aussi bien que l’impunité avec la même détermination. C’est la société haïtienne dans sa globalité qui est indécente. Si on se gargarise d’être hyper civilisé ou moderne, on devrait être à même de se demander comment se fait-il qu’Haïti ait pu fonctionner pendant plus que deux ans sans Cour de cassation, sans présidence, sans parlement, sans conseils municipaux et sans conseils d’administration des sections communales? Pourrait-on imaginer la ville de Montréal sans Maire pendant un mois?
Une carence éthique
Il apparaît évident que la carence éthique touchant la société haïtienne permet les prises de pouvoir par la violence. Un pouvoir hors norme qui ne relève pas de la démocratie dont nous nous réclamons ainsi que les grands pays occidentaux qui contrôlent tout en Haïti. Les actions posées jusqu’ici ne correspondent pas aux règles auxquelles nous avons adhéré. Il existe un décalage inquiétant entre ce qui est prescrit comme principe universel en matière de démocratie, les valeurs qu’on met en avant et la stratégie des grandes nations occidentales en Haïti. Un fait gênant ou embarrassant pour ces acteurs. La démocratie devient alors un slogan, une coquille vide, dégagée de sa substance dans laquelle nous mettons ce que nous voulons alors qu’elle implique des lois et des principes pour changer les gouvernements?
Le cas de se demander à qui profitent les gouvernements non issus de la volonté du peuple, c’est-à-dire en dehors du suffrage universel, seul moyen par lequel le peuple use sa souveraineté? En transférant à la Caricom, cette instance régionale traitant pour le compte des États-Unis, notre souveraineté dont la nation haïtienne est le dépositaire exclusif, les élites enfoncent le clou de la remise en question de l’indépendance haïtienne.
Compte tenu qu’on ignore si le Conseil présidentiel de transition aura une chance d’avancer, un plan B semble être à l’étude. Si cette option existe vraiment, pourquoi le blanc qui a toutes les clefs dans ses poches fait-il durer le plaisir? S’il représente l’unique source de pouvoir en Haïti en raison de la défaillance des élites locales, alors pourquoi perdre encore du temps? Avec cette nouvelle transition devenue possible grâce à la défaite de l’équipe d’Ariel Henry et ses vautours, les politiciens haïtiens toutes tendances confondues auront à réussir un mandant présidentiel de cinq ans en deux temps sans consécration populaire. Un incivisme qui envoie la démocratie aux calendes grecques. Pourtant, ces hommes qui ont porté tous les mauvais coups contre la société haïtienne ont été capables jusqu’ici de se renouveler dans une Haïti où il n’existe pas de sanctions, grâce à la complicité de la communauté internationale et la faiblesse des structures de la justice locale. Comme la politique, l’histoire est une suite de victoires et de défaites. Mais celles-ci ne sont pas définitives.
Malheureusement, les Haïtiens dépendent de l’étranger pour assurer la direction des affaires publiques chez eux. N’est-ce pas humiliant d’être le dirigeant d’un petit pays pauvre sous domination, surtout que les puissances tutrices sont souvent sans respect pour notre dignité. On a vu comment l’ancien Premier ministre retenu de force aux États-unis, puis ensuite contraint de donner sa démission. Ce droit d’intervenir et même de placer en détention un chef d’État ou de gouvernement étranger ne s’exerce pas en fonction du droit international classique prônant la souveraineté des États mais sur la base de règles non définies, établies par les Américains contre ceux qu’ils considèrent comme une menace pour la paix et la sécurité internationales et surtout pour leurs intérêts stratégiques.
Cette dépendance accrue vis-à-vis de l’international fait perdre à Haïti le droit de renouveler son personnel politique de manière libre. Il n’est dès lors pas étonnant que le pays soit toujours dirigé par des personnes présentant le même profil et qui faillissent à chaque fois à leurs tâches alors que les masses rurales et urbaines continuent de glisser sur la pente de la misère et de la dégradation humaine.
Sans vouloir être complotiste, on ne peut s’empêcher d’évoquer une sorte de stratégie de déstabilisation permanente d’Haïti.
CPT, du neuf ?
Quant au Conseil présidentiel de transition (CPT) de facto, sera-t-il capable de se distancier des pratiques corrompues antérieures pour faire du neuf, c’est-à-dire d’œuvrer dans le sens du respect du bien commun? Nous le souhaitons tous! On juge les gouvernants non pas par la propagande qu’ils font répandre, les mensonges et les manipulations dans lesquels ils y croient et font croire mais dans les actions concrètes visant l’intérêt de leur peuple.
Le CPT est un modèle de solution politique unique. La Constitution de 1987 prévoit une gouvernance à deux têtes. Cette procédure est tracée aux articles 134-1, 137 et 158 de la Constitution. Par un bricolage politico-juridique, la présidence est aujourd’hui assurée par le CPT, une des branches du pouvoir exécutif. Le Premier ministre à qui le rôle est dévolu par la Constitution de coordonner les actions du gouvernement se fait encore attendre.
Fatigué par les conflits au sein des élites dominantes, le peuple attend la nomination du Premier ministre malgré tous ces manquements signalés pour enfin débloquer la situation dans une conjoncture faite d’attentes et d’espérances. Celles-ci concernent le rétablissement de la sécurité publique par des actions concrètes et efficaces et le retour à la normalisation de la vie institutionnelle et démocratique du pays à travers des élections. C’est la seule manière pour un peuple d’accomplir cet acte démocratique essentiel : le choix de ses représentants.
La réussite de cette transition et la crédibilité de ces élections à venir dépendront de la neutralité de l’équipe gouvernementale et du Premier ministre qui sera désigné de manière consensuelle pour coordonner les activités gouvernementales. L’âpreté de la lutte politique au sein du CPT et les éventuels compétiteurs aux prochaines élections qui complotent ouvertement et dans l’ombre, vont-ils permettre la réalisation d’une telle option?
On a jusqu’ici enregistré plus d’une centaine de candidatures au poste de Premier ministre. Sans vouloir incriminer les mieux intentionnés, on assiste là à une vraie comédie qui risque de se transformer en une tragédie. Au-delà de ce qu’on considère comme une détresse haïtienne inédite, il y a une vraie difficulté d’accès à la démocratie dans un contexte de manque de développement économique, de croissance et d’opportunités. Cette démocratie de luxe importée a du mal à prendre corps dans une société de rareté.
Comment expliquer qu’en Haïti il y ait plus de politiciens que d’entrepreneurs et d’industriels voués à la production et la création de richesses? Comment faire comprendre aux élites haïtiennes que l’État n’est pas un lieu de captation de richesses mais celui de la gestion du bien commun? La richesse provient de l’industrie, de l’entreprenariat, de l’effort, du travail bien fait, de la discipline, de l’intelligence individuelle. On ne capte pas la richesse, on la crée. Si l’État attire la convoitise de tant de gens, ce n’est pas pour ceux-ci dans l’objectif de réaliser le bonheur national mais parce qu’ils considèrent l’appareil d’État comme la voie la plus facile vers l’enrichissement illicite. Une élite de la facilité, du ventre et du bas-ventre ne peut conduire Haïti nulle part.
J’espère de tout mon cœur que la prochaine génération sera enfin celle des hommes et des femmes de science, des entrepreneurs dans les hautes technologies, des collecteurs de financement pour la création de petites, moyennes et grandes entreprises, facteur de croissance au bénéfice du développement national et surtout pas à celui des affreux, toxiques et médiocres politiciens accapareurs, source de désordre permanent et de déstabilisation d’Haïti.
Dans cette course déferlante en direction de la primature, la communauté des avocats et des juristes ne peut que se réjouir de la décision de la Fédération des barreaux d’Haïti à laquelle j’appartiens de s’être écartée de cette agitation fébrile en refusant de désigner un de ses membres pour le poste de Premier ministre. Cette institution de lumière doit demeurer un guide, une force d’orientation, critique et de propositions concrètes dans le cadre du fonctionnement de la démocratie et de l’État de droit.
La démocratie recule
Le pouvoir dans une démocratie moderne appartient aux institutions et non aux groupes qui défendent les intérêts de leurs membres. En 1986, à la chute des Duvalier, le pouvoir a été transféré à l’armée. En 1989 et en 2004, à la Cour de cassation. C’est dans le but de permettre que le pouvoir dans une démocratie moderne reste aux institutions en cas de vacance présidentielle que les constituants de 1987 avaient fabriqué l’article 149 afin d’empêcher une suspension de l’état démocratique et l’accaparement du pouvoir par des groupes. En effet, comment expliquer aux élites haïtiennes que garder les institutions démocratiques et républicaines en vie, c’est la meilleure politique?
La création du CPT qui n’est que l’apanage des groupes dominants fait reculer notre conception de la démocratie moderne de sept millénaires.
Analysant l’évolution de l’État, la sociologie et les sciences politiques attestent qu’au commencement étaient les groupes (réunion de personnes partageant un intérêt commun), puis ceux-ci ont formé des sociétés (réunion de plusieurs groupes sous le commandant d’un chef) qui, de fil en aiguille, se sont doté d’un pouvoir (exercice d’une autorité). Le pouvoir s’est transformé en État (espace territorial où l’État exerce la violence légitime). Cet État s’est reposé sur le consentement (le bien commun, la volonté générale) et celui-ci doit être explicite par le biais du suffrage universel (vote libre et éclairé), lequel doit être régulièrement renouvelé (principe de l’alternance politique par le renouvellement du personnel politique par le vote).
Voilà ce qu’on appelle aujourd’hui la démocratie moderne. Dans nos pratiques, nous ne suivons malheureusement pas le trajet de la démocratie mais nous nous glissons plutôt vers l’état de nature.
En tant qu’universitaire et professeur de droit, je pense en toute bonne foi ce que je crois vrai et de l’écrire sans être inquiété. Haïti est malade. Pour guérir, elle a besoin de vérités. Des vérités qui doivent être proclamées sans complaisance.
À la base de la création du CPT, il y a une faute intellectuelle. Car toute défaite, quelle que soit sa nature, a une cause intellectuelle.
En relation avec ma démarche, en effet, l’option politique qui me parait viable, aurait été de transférer le pouvoir à la Cour de cassation encadrée par les militaires et les membres du Haut-État major de la Police nationale pour assurer la transition en toute neutralité.
Cela dit, la faute étant consommée, sinon de manière collective, et je ne crois pas qu’on puisse changer les choses avec un coup de baguette. Les moyens d’actions nous manquent. Haïti est effondrée et n’a pas de souveraineté.
Le CPT demeure pour l’heure la seule vérité par le fait qu’il détient concrètement le pouvoir. Une vérité bien sûr qui pourrait être changée. Car en dynamique, on ne peut rien exclure. On ne doit pas surtout penser à le défaire mais plutôt corriger ou améliorer ce qui est. Et dans ce contexte exceptionnel, où la légalité n’y est pas, nous devons opter pour un Premier ministre éclairé, patriote, un technocrate ayant une grande compréhension de l’État et de la dimension globale de la question haïtienne. Il doit être capable dans ce contexte marqué par la corruption de déjouer d’inévitables et odieuses intrigues de tous genres des politiciens véreux, sans scrupule et des entrepreneurs malhonnêtes afin de défendre l’intérêt commun. On doit rompre avec ces profils-là, la rupture dont on parle tant est à ce prix! Sinon, on augmentera les privations, les frustrations, les mécontentements et la révolte face à la misère qui est presque dans tous les foyers.
Quoique voulu par l’international, le CPT, cette instance étatique hybride – mi-public, mi-privé -, où il semble être impossible d’établir la frontière entre l’État et la société civile, l’intérêt général et l’intérêt privé, est un test historique. Il doit prouver si oui ou non l’élite haïtienne mérite de figurer comme classe dirigeante intelligente, consciente et moderne, autrement dit compétente, progressiste et patriote. Si la preuve n’est pas faite, il faudra s’attendre à de nouveaux cataclysmes politiques, voie chaotique et naturelle de sortie des politiciens pervers haïtiens. Et, à la clé, un protectorat. Mais de grâce, cessons de courir à la ruine!
Sonet Saint-Louis, av
Professeur de droit constitutionnel à la Faculté de droit de l’Université d’État d’Haïti
Professeur de philosophie
sonet.saintlouis@gmail.com
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