Voici l’intégralité de la correspondance :
Me Benjamin Félismé
En sa Chambre d’instruction
Port-au-Prince, Haïti
Port-au-Prince, le 7 janvier 2024
Honorable Juge,
Raoul Pierre-Louis a appris, via les réseaux sociaux et les journaux en ligne, qu’un mandat d’amener était émis contre lui pour ne pas s’être présenté devant votre Chambre d’instruction, en dépit du mandat de comparution qui lui avait été adressé.
Votre décision d’inculper le dénonciateur des faits de corruption impliquant trois conseillers du Conseil présidentiel de transition (CPT), allant jusqu’à ordonner qu’il soit appréhendé par la force publique où qu’il se trouve, en dit long sur les véritables intentions des détenteurs du pouvoir d’État en matière de lutte contre la corruption au sein de l’administration publique.
Dans de nombreuses correspondances qui vous ont été acheminées, M. Raoul Pierre-Louis vous a affirmé qu’il n’était pas en fuite. Les raisons évoquées pour justifier son absence hors du territoire national ne peuvent être considérées comme un refus de comparaître devant votre Chambre d’instruction.
Mon client est un citoyen courageux qui a pris la décision de dénoncer tout un système criminel et corrompu ayant pris le contrôle de l’appareil d’État haïtien, un système dirigé par des individus puissants et influents. Dénoncer des actes de corruption auprès des autorités compétentes est une expression du civisme dont fait preuve M. Pierre-Louis. Cette dénonciation constitue sa contribution à la lutte contre la corruption en Haïti.
Même s’il s’est retrouvé dans une situation peu protégée face aux attaques perverses et répétées des conseillers inculpés, son action citoyenne témoigne de sa vertu, de son courage et de sa détermination à mettre fin à l’inacceptable. Ces qualités devraient être reconnues et suffisent à témoigner de sa bonne foi.
Dans le but de protéger les individus contre les attaques violentes de la part des corrompus et des corrupteurs, les conventions internationales ratifiées par Haïti obligent le pays à mettre en place un système de protection pour les dénonciateurs et les témoins des actes de corruption impliquant des agents publics.
Ainsi, la loi du 12 mars 2014, adoptée par Haïti pour répondre à ces obligations internationales, prévoit, en son article 18, l’instauration d’un régime de protection en faveur des dénonciateurs. La demande de protection formulée dès le départ par M. Pierre-Louis aux autorités étatiques chargées de la lutte contre la corruption s’appuie d’ailleurs sur cette loi. Elle ne saurait être ignorée dans les circonstances actuelles.
Agir en violation de la loi ou poser des actes contraires à celle-ci, à moins d’être motivés par des intérêts politiques, risque de porter gravement atteinte à la crédibilité de l’appareil judiciaire. Rien ne justifie qu’un mandat d’amener soit émis contre un citoyen ayant dénoncé un acte de corruption. Une telle décision ne peut être perçue que comme une tentative d’intimidation, destinée à exécuter des menaces ou à briser la volonté des plus faibles.
Dans cette affaire, ce n’est pas Raoul Pierre-Louis qui a entravé la recherche de la vérité que la nation attend avec impatience. C’est l’actuel pouvoir corrompu qui a failli à son devoir de le protéger, le contraignant à s’installer à l’ étranger, et ce sont également les trois conseillers inculpés qui se placent au-dessus des institutions, de la Constitution et des lois de la République.
Il convient de rappeler qu’il n’existe ni immunité ni privilège de juridiction pour les auteurs d’actes de corruption. La Constitution haïtienne en vigueur, tout comme les Conventions internationales ratifiées par Haïti dans ce domaine, reste ferme sur ce principe.
L’inculpation de mon client, ainsi que le mandat d’amener qui s’en est suivi, soulèvent de légitimes interrogations quant au raisonnement ayant abouti à une telle décision. Mon client attend que cette instruction soit menée jusqu’à son terme avec rigueur et discernement. En effet, il est rare — dans le monde judiciaire comme ailleurs — qu’un juge d’instruction inculpe un témoin ou un dénonciateur dans une affaire de corruption.
L’instruction d’un tel dossier exige une culture judiciaire et juridique approfondie, compte tenu de la complexité et de la subtilité qui caractérisent le crime de corruption. Votre approche actuelle ne semble pas adéquate. Une bonne décision de justice doit impérativement s’appuyer sur la certitude du droit, qui constitue la base essentielle pour construire une vérité judiciaire solide, tout en intégrant l’équité, qui lui confère profondeur et humanité. Il est impératif de réviser vos décisions afin de rectifier votre trajectoire.
La lutte contre la corruption est un mouvement universel et global. C’est pourquoi tant les lois nationales que les conventions internationales en matière de lutte contre la corruption obligent tout État ayant adopté ces dispositions à mettre en place des mesures de protection pour sauvegarder l’intégrité physique et psychologique du dénonciateur, qui pourrait être menacé en raison de sa dénonciation. L’installation de l’ancien Président du Conseil d’Administration de la Banque Nationale de Crédit à l’étranger constitue une mesure de sécurité conforme aux lois nationales et internationales adoptées par Haïti en matière de lutte contre la corruption, face au refus de l’État haïtien d’assurer la sécurité de ce dernier dans le cadre de ses poursuites contre les trois conseillers du CPT pour corruption. Le monde vous observe !
En effet, l’Unité de Lutte contre la Corruption, une direction placée sous la tutelle du Ministère de l’Économie et des Finances, bien qu’utile, ne jouit pas pleinement de son indépendance. Cela l’a conduite, dans sa stratégie de dissimulation de la vérité, à distribuer les fautes de manière arbitraire. Or, le rôle du juge est de qualifier les faits conformément au droit applicable. C’est précisément ce travail professionnel qu’on attend d’un juge d’instruction, et non des arrangements douteux qui ne profitent qu’aux corrompus, certainement ravis devant la faillite persistante de notre système judiciaire.
La responsabilité qui vous incombe est immense. Haïti a la chance de disposer d’un pouvoir judiciaire dont l’autorité suprême est garantie par la Constitution de 1987 en vigueur. Il faut en faire la preuve !
La justice ne doit en aucun cas perdre sa force, que ce soit face à la brutalité de ceux qui se croient tout-puissants ou par un manque de crédibilité aux yeux des citoyens. Inculper un citoyen ayant dénoncé un acte de corruption constitue un véritable scandale. Cela revient à accorder un privilège aux corrompus bénéficiant de réseaux d’influence.
Le monde vous observe, tout comme notre nation et son système judiciaire. Compte tenu de la dimension mondiale du crime de corruption, M. Raoul Pierre-Louis – qui, je le rappelle, n’est pas en situation de fuite – propose d’être entendu par un juge américain, étant donné qu’il se trouve actuellement sur le territoire des États-Unis.
Cette solution apparaît, pour l’instant, comme la meilleure option, ne serait-ce que pour obtenir la garantie qu’il n’a cessé de formuler. De plus, cette proposition tient compte des difficultés matérielles liées à son retour en Haïti, notamment en raison de l’interruption des vols commerciaux entre les États-Unis et Haïti, provoquée par l’insécurité généralisée et la violence incontrôlée des bandes criminelles à Port-au-Prince. Dans la capitale, le gouvernement, pour diverses raisons, se révèle incapable d’assurer la sécurité des hôpitaux, des centres universitaires, des centres de détention, des prisons et, plus généralement, de protéger la population.
Le fait de confier la mission à un juge américain vous permettra de poursuivre l’instruction tout en surmontant certains obstacles matériels imposés par les circonstances actuelles. Ces crimes, qui revêtent un caractère international en raison de leurs incidences économiques et financières, nécessitent un dialogue constant entre le juge national et les juridictions des États signataires de la Convention des Nations Unies pour la prévention et la répression de la corruption.
Il n’est pas sans intérêt de porter à votre attention qu’Haïti est actuellement confrontée à une criminalité organisée au plus haut niveau de l’État, jamais observée dans son histoire. Cette situation implique des personnes occupant les plus hauts échelons de la hiérarchie gouvernante du pays. Exiger que mon client se présente devant vous dans de telles circonstances équivaut à signer son arrêt de mort. Nul ne peut être contraint de se rendre dans un pays où sa sécurité est gravement menacée et où sa cause ne pourra pas être examinée de manière équitable, comme le stipule le Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
Le principe d’une instruction juste et équitable, que réclame mon client, exige que les trois conseillers poursuivis par l’État haïtien dans le scandale de la Banque nationale soient traduits devant un tribunal de droit commun, dépouillé de toute autorité abusive, au même titre que M. Raoul Pierre-Louis. C’est une exigence fondamentale de l’État de droit, à laquelle les gouvernants comme les gouvernés doivent se conformer.
Les risques que mon client soit assassiné en Haïti sont raisonnablement fondés. La seule option envisageable pour le moment est, comme indiqué précédemment, de confier à un juge américain la mission d’auditionner M. Pierre-Louis dans le cadre d’une mission rogatoire internationale, en attendant que les conditions de sécurité soient réunies en Haïti pour qu’il soit présenté devant votre Chambre d’instruction.
Dans l’intérêt de la justice et de la poursuite de la lutte contre la corruption en Haïti, si votre priorité est réellement d’assurer la justice, M. Pierre-Louis est convaincu que cette proposition qu’il vous soumet retiendra votre attention.
Veuillez recevoir, Honorable Juge, l’expression de mon plus profond respect.
Sonet Saint-Louis av