La situation que vit Haïti sur le plan politique depuis quelques temps n’a cessé d’attirer mon attention. Je suis d’autant plus attiré quand tout récemment le Président, depuis sa conférence de presse donnée au Palais National, a commencé à prendre des mesures que plus d’un critique, mais que d’autres par ailleurs y voient comme une opportunité pour le Chef de l’État de se racheter face à cette population dont il semble avoir perdu la confiance.
On se mettra d’accord que jusqu’à récemment le président de la République ne semblait avoir que le titre, mais ne disposait apparemment, pas des pouvoirs liés à la fonction présidentielle.
Redevable par rapport au régime Tèt Kale qui l’a propulsé d’une part, en particulier son prédécesseur Michel Martelly ; d’autre part, face aux parlementaires qui ont résisté durant la transition pour lui garantir une certaine santé politique ; et en tout dernier lieu, face à des acteurs économiques importants qui ont volé à son secours pendant les dernières semaines avant le scrutin. Ainsi, le président avait sans conteste les mains liées. Il était sans pouvoir, avec des ministres qui lui étaient fort souvent imposés et un Parlement qui disposait de majorités qu’on attribuait au Président de la République, qui ratifiaient que les gouvernements mais pas les projets de normes. Cela a été l’une des rares fois où la présidence a été aussi asservie. Il ne s’agissait pas cette fois de doublure, mais plutôt d’une triplure.
De ma compréhension, si la crise n’était pas venue toute seule, Jovenel Moïse l’aurait probablement lui-même inventée avec la même intensité qu’on la voit. Car plus que de l’affaiblir, le locataire du Palais National semble apparemment profiter de la crise ou à en faire une opportunité. Une opportunité par exemple pour se débarrasser de certains barons qui dirigeaient à travers lui. Une opportunité pour réduire l’influence des parlementaires. Une opportunité aussi, comme semble l’attester plusieurs de ses décisions, pour limiter le poids de son prédécesseur dans son administration. C’est pourquoi, il n’est pas à écarter que par une logique de cynisme politique, le président ne soit lui-même l’artisan de cette crise, pour pouvoir une fois pour toute prendre le contrôle de l’administration. Diriger.
N’a-t-on pas vu le désintérêt du Palais National face au gouvernement nommé de Fritz William Michel ? Une situation qui a conduit à la crise des séances (au Sénat), suivies de la paralysie totale du pays par l’opposition. Selon vous, tout cela n’était-elle pas prévisible ? La situation n’était pas suffisamment tendue pour que le président et son entourage puissent comprendre toutes les conséquences que pourrait avoir une nouvelle crise après les dégâts qu’ont traîné derrière elles, celles des 6 et 7 juillet de l’année dernière, celle du 17 octobre, de 18 novembre jusqu’au lock de février de cette année qui a par la suite emporté Jean-Henry Céant. Je ne suis pas trop certain que la présidence soit totalement innocente parce que l’entourage du Chef de l’État est constitué de vieux routiers de la politique, de personnalités qui ne sont pas à leur coup d’essai politique.
En tout cas, si le président n’est pas intentionnellement amené vers ce lock, un fait est certain, dans les temps de crise aiguë, les Chefs de l’État dans presque tous les pays du monde disposent implicitement de plus de pouvoir qu’en temps normal. Les mesures qui ont suivi la conférence de presse du mardi 15 octobre 2019 étaient presqu’inimaginables avant par un chef d’État haïtien, à force qu’il s’agissait de secteurs économiquement puissants dont les retournements contre un pouvoir pouvaient se révéler suicidaires. Mais les enjeux de la crise, et tout ce que possiblement le Chef de l’Etat avait à perdre, il a joué le tout pour le tout. Il a pris des risques aussi grands que la crise, pour combler à la fois la dimension des attentes populaires et tout ce qu’il avait à perdre.
Cette conception du pouvoir présidentiel en temps de crise pourrait s’apparenter à la doctrine de l’emergency aux États-Unis qui veut qu’en temps de crise, le président peut prendre des décisions qui outrepassent ses prérogatives constitutionnelles. Des présidents tels que Lincoln, Franklin Roosevelt, Wilson et Theodore Roosevelt ont largement profité des périodes de crise aux États-Unis pour prendre des décisions qu’en temps normal, il serait plus difficile pour le Chef d’État d’appliquer.
À la seule différence, les crises sont généralement plus profitables à un Chef d’état dans une démocratie stable que dans les États fragiles comme Haïti où seule la crise est permanente. L’histoire des Chefs d’État haïtiens connaît plus de présidents provisoires que toute autre catégorie. Ainsi, on pourrait se demander, si les dernières mesures prises par le président Jovenel Moïse sauront calmer la fureur populaire et répondre tacitement à une demande de justice sociale, plutôt que de neutraliser des adversaires qui, ces derniers temps, lui ont enlevé le sommeil. Il reste à suivre si sa doigté politique et l’usage de son pouvoir vont lui garantir le bouclage de son mandat, quand on sait que même lorsqu’il parviendrait à passer cette étape, il lui reste encore au moins deux ans à supporter des adversaires qui seront plus entêtés à le renverser du pouvoir.
Roudy Stanley Penn
Politologue