Dans un pays où l’État est à genoux, il devient dangereux de jouer au justicier sélectif. L’article publié récemment par Ayibopost, titré “Les policiers chassés par les gangs oubliés par l’État”, prétend mettre en lumière le sort tragique de ces agents déplacés et exposés. Soit. Mais ce que ce papier oublie – ou feint d’oublier –, c’est l’autre moitié du désastre national : les enseignants. Ces soldats du savoir, abandonnés dans un silence glaçant, marginalisés jusque dans les priorités médiatiques.
Oui, 5000 policiers auraient été contraints de fuir leur maison depuis 2021, selon une policière anonyme citée par le média. Ce chiffre, impressionnant, mérite considération. Mais Ayibopost, dans son souci de dénoncer, s’emmêle dans une posture ambiguë. Pourquoi donc cet oubli méthodique des professeurs ? Pourquoi cette absence totale de perspective sociale globale ? Pourquoi un silence si assourdissant sur les autres groupes marginalisés par l’État ?
Les policiers, selon les propres chiffres de l’article, touchent un salaire mensuel de 45 000 gourdes, auquel s’ajoute une carte de débit d’environ 30 000 gourdes. Cela place leur revenu moyen à 75 000 gourdes par mois, sans compter les primes. Pendant ce temps, un professeur du public gagne à peine 26 000 gourdes – sans prime ni accompagnement – et sans même accès à sa carte de débit promise depuis des mois par le ministère de l’éducation nationale.
Depuis décembre 2023, les syndicats d’enseignants dénoncent l’indifférence du ministre Nesmy Manigat puis d’Antoine Augustin. Grèves, sit-in, lettres ouvertes : rien n’y fait. Le professeur n’existe que lorsqu’il démissionne, meurt ou s’exile. Et pourtant, il est celui qui donne à ce pays ses rares chances de futur.
À Port-au-Prince, les gangs ont pris en otage plus de 80 % du territoire, rendant inopérant des dizaines d’écoles. Des professeurs privés sont licenciés, d’autres fuient sous les balles, certains vivent dans des abris de fortune. Des écoles transformées en repaires criminels, d’autres pillées, calcinées. Pourquoi Ayibopost a délibérément laissé dans l’oubli ces disparus-là ?
Car la souffrance ne se hiérarchise pas. Et vouloir ériger une victime officielle – ici, le policier – en figure exclusive de la tragédie nationale, c’est offenser tous les autres damnés de la République : les ouvrières d’usines, les petits marchands miséreux, les chauffeurs de tap-tap extorqués, et les professeurs qui n’ont même pas le droit d’enseigner sans craindre pour leur vie.
Le budget dit « de guerre » adopté en avril 2025 alloue 36 milliards de gourdes à la PNH et aux FAd’H. Et l’éducation ? Moins de 12 %. Un État sans école est un État condamné. Le policier défend l’ordre, mais le professeur façonne la société. Et dans cette guerre contre les ténèbres, il faut plus que des fusils : il faut des livres, des classes, des mots.
Que les policiers méritent mieux, nul ne le nie. Mais pourquoi Ayibopost choisit-il d’ignorer les autres victimes du chaos ? Veut-on attiser la colère d’un groupe contre les autorités, ou suggérer subtilement que seuls certains sacrifices comptent ? Ce serait une grave erreur journalistique, doublée d’une faute éthique.
Ce pays ne tiendra debout que lorsque ses priorités cesseront d’être dictées par l’émotion sélective ou les agendas voiléAujourd’hui, si la République saigne, c’est parce que ses professeurs sont à terre. Et tant qu’ils resteront invisibles, aucun policier, aussi courageux soit-il, ne pourra gagner cette guerre.
Jean-Samson Étienne